Canalblog
Editer l'article Suivre ce blog Administration + Créer mon blog
Publicité
Un rêve de papillon
4 décembre 2006

La chaussette et le verre à dents

Cette histoire est un nouvel exercice de style partagé avec Slobodan... Vous trouverez sa version en cliquant ici.

Il était une fois une chaussette... somptueuse. Jugez plutôt: un dessin épique la décorait, composé de carreaux violets dansant avec de magnifiques cercles jaunes : un camaïeu d'une harmonie rare.
Cette chaussette était une pièce unique, de collection, aimait-elle à dire. Elle avait été la victime d'une tragédie bouleversante dans ses tendres années: sa soeur jumelle, jetée hors de la panière par les autres chaussettes jalouses de sa fraîcheur, avait été dévorée par un terrible molosse (un caniche-nain) à l'aube de sa vie prometteuse. Depuis, notre héroïne a toujours eu la phobie, l'horreur, la terreur des dents. Quiconque lui parlait de l'arrachage érotique par les dents d'un amant était bien mal avisé... une chaussette ne s'arrache pas sauvagement, sinon l'élastique pète.
Une particularité distinguait notre chaussette de la masse des autres individus médiocres. Elle était très attirée par le clinquant, pensant elle-même venir d'un atelier de haute-couture très couru par les délicats pieds de biche. Ce détail est essentiel pour notre histoire, qui va commencer...

Un jour, alors que notre chaussette, dans un moment d'égarement, s'était follement échappée de son tiroir, sujette à la soif d'aventure qui sommeille en chaque chaussette, elle se retrouva au pied d'un grand lit, un king size très certainement, vu la mer infinie de draps bleu roi qui s'étendait devant elle. Elle avait le goût du luxe, et son regard fut capté par l'éclat d'un objet miroitant sur une petite table chic en bois exotique. Elle s'en approcha. Quelle merveille! Une rotondité parfaite, une transparence d'une rare pureté, un charme indéfinissable la firent craquer.
Elle s'éprit immédiatement de ce magnifique objet. Celui-ci n'était pas en reste. Les carreaux violets mêlés langoureusement aux cercles jaunes firent leur petit effet. L'objet se présenta, usant de sa plus belle voix:
"Bonjour, jeune beauté. Je suis le verre à dents, pour vous servir.
_ Verradan, quel nom magnifique! Je ne connais pas d'objets portant un nom si raffiné! Je suis moi-même la chaussette de collection qui trône dans le tiroir d'honneur que vous voyez là-bas."
Le verre à dent était émerveillé. Jamais il n'aurait cru que le coup de foudre existait. Il avait envie de remuer ciel et terre, d'exprimer sa stupéfaction enchantée sur tous les toits... Mais il réagit dans la limite de ses moyens, ainsi quelques bulles d'émotion longèrent son corps et s'échappèrent à la surface de son eau de fonction. Il était en repos toute la journée, mais il conservait cette eau interne qui l'emplissait, qui le nourrissait de ses minéraux de source et qui le rendait beau et éclatant de santé grâce aux bulles décapantes libérées par la divine pastille magique, "Star à dents"...
La chaussette et le verre à dents se contemplaient, béats. L'un avait trouvé sa délicate princesse, l'autre son bel Argentin argenté. Ils furent immobiles et gagas jusqu'au soir, bouche ouverte, bavant et avalant une mouche de temps en temps.
A vingt-deux heures, une main divine introduit de la matière dans l'eau aux mille puretés du verre à dents, à la grande surprise de la chaussette, qui n'avait pas encore vu le verre à dents en fonction.
"Verradan, que t'arrive-t-il? " demanda la chaussette interloquée, ne sachant quelle attitude emprunter face à cet imprévu non-précisé dans les coups de foudre de contes de fées.
Le verre à dents se tortilla d'embarras et de chatouillis internes: une vague hawaïenne de bulles perturbait son équilibre intérieur, et il n'avait pas idée que manger des céréales aux fibres pouvait améliorer ces petits désagréments intestinaux. La chaussette en était toute gênée. Elle s'approcha de lui, et se trouva mailles à dents dans la transparence de son amant: le ver était dans le fruit.
"Des dents!" hurla-t-elle en s'étouffant.
Le verre voulut frotter son verre contre ses mailles pour la rassurer, mais cela ne fit que faire claquer les dents.
"A l'aide! A moi! Au secours!" hurla la chaussette.
Le verre fut pétrifié par la stridence des cris. Il se fêla. Une brèche se fit. L'eau s'épandit en un mince filet le long du verre au coeur brisé.
"Regarde, Chaussette, je saigne.
_ Oh, Verradan... Mais, tu vas mourir?
_ Chaussette, je t'ai rencontrée, je peux mourir désormais, dit-il d'une voix affectée. Notre amour est tragique, les dents sont fatales et je tombe sous la violence de ton amour surpris par le fatum qui devait m'emporter loin de toi... Oh, Chaussette, ma Juliette, je suis ton Roméo.
_ Verradan, Verradan, pourquoi es-tu Roméo?
_ Meurs avec moi, Juliette, ma Chaussette, bois mon sang et rejoins-moi.
_ Le sang qui a contenu les dents? Verradan, j'ai peur.
_ Bois, Juliette, ma Chaussette, la postérité écrira notre histoire, les amants célèbreront notre culte , notre tombeau sera érigé en face de celui réservé aux amants de Vérone. Les objets ont une âme, tu sais. Si la fatalité nous a poursuivis, c'est en héros de tragédie que nous mourrons. Le verre à dents et la chaussette aux cris en thème... Embrasse ton destin, car ceci est mon sang, le sang de l'alliance, qui a été répandu par une crécelle stridente en rémission des dentiers.
_ Verradan... Tu suffoques. Je me vois dans tes éclats... mon violet et mon jaune si purs, tu veux que je les sacrifie..."
Verradan croyait que Chaussette l'aimait. En fait, la chaussette était vénale, c'était là son petit défaut. Elle n'aimait que le luxe lustré; qui plus est, elle avait peur des dents, horreur du sang, et ne voulait pas mourir. Cependant, voir son reflet dans les nombreux éclats du verre, brillants, illuminant son reflet, l'excitait. Elle attendait la libération, la mort de Verradan, sans mot dire, sans maudire Verradan. Son désir inassouvi d'intense communion la tordait de frustration, mais elle ne voulait pas montrer sa faiblesse, par fierté. C'était une héroïne tragique, merde quoi! C'est alors que, tel un dieu hors de la machine: a/ à espresso, b/ à danser, c/ la washing machine, une Main Toute-Puissante surgit.
Elle avait senti l'abîme qui emplissait la chaussette à mesure que le verre à dents mourait. Ce dieu Manuel sut comment la réconforter. Il la pénétra, fermement et avec une douceur telle que la chaussette en fut toute retournée. Elle avait désormais en elle un corps étranger, si familier, épousant ses formes et l'emplissant enfin, comblant ainsi une vie à attendre le prince d'argent. Quand il vit les yeux révulsés de la chaussette, le verre à dents crut que la chaussette mourait et, comblé, poussa son dernier soupir: une dernière petite bulle s'évanouit contre son verre lustré dans un "ploc" tétanisant de gravité.

Ainsi finit l'histoire de la chaussette et du verre à dents. La main divine fit connaître à la chaussette l'Infini par le biais d'intimes caresses, et la chaussette vénéra fébrilement son Manuel, tout en conservant, quelque part entre un rond jaune et un carreau violet, le souvenir nostalgique du verre à dents tout clinquant (et tout claqué)...

Publicité
Publicité
Commentaires
L
Merci.<br /> <br /> C'est étrange, j'avais pris un malin plaisir à écrire cette histoire torturée, et à présent seulement, je m'aperçois en effet que l'humour de cette histoire est noir. Une chaussette bigarrée peut en cacher une dark. N'empêche, le coup du ploc, c'est génialissimement drôle (lancer de fleurs accompli et réussi, je vous remercie!)
P
Une histoire qui ne manque ni d'imagination ni d'humour (noir). <br /> Un regal, felicitation ^^
C
Les histoire d'amour finissent mal, surtout les plus passionnées, en voilà une preuve de plus.<br /> Mais Manuel ne largua-t-il pas notre chaussette ingrate au fond d'une poubelle malodorante lorsqu'il se rendit compte qu'elle n'avait plus son homologue de l'autre pied tout gelé?
C
c'est tellement beau que j'aurais pu en pleurer (mais faut pas déconner quand même)
D
Ouch, voilà une fort étrange histoire, menée avec un humour détonnant et un sens de l'écriture que j'apprécie beaucoup. Une chaussette de l'ère moderne en prise avec ses sentiments difficiles et décrite d'un point de vue non dénué de psychologisme. <br /> <br /> Un conte qui ne manque ni de noirceur, ni d'humour en fait, décapant je dois le dire.
Un rêve de papillon
Publicité
Publicité